Les réseaux de soins, dictature sanitaire

18/08/2017 - Ethica Clinica, dans le Journal du médecin


Nicolas de Pape - 3/08/2017, Le Journal du Médecin

Les réseaux de soins actuels et futurs posent plus de questions qu'ils n'apportent de réponse, à lire le dernier numéro d'Ethica Clinica entièrement consacré à cette problématique. Le secret professionnel dilué par la logique en réseaux est central dans la réflexion. De même, les auteurs ayant participé au numéro 86 du trimestriel qui fait la part belle à la santé mentale craignent que, dans l'approche en réseaux, l'économisme et la politique priment sur la qualité des soins. Et de se gausser de la soi-disant "centralité" du patient dans la réflexion des autorités sur ce sujet...

La revue belge francophone d'éthique clinique bien connue, Ethica Clinica, consacre son dernier numéro aux réseaux de soins, dans le contexte du projet de Maggie De Block, la ministre fédérale de la Santé publique, de définir 25 réseaux de soins autour des hôpitaux belges. Un projet qui est déjà bien entamé en Flandre mais qui balbutie quelque peu du côté francophone. 
 
Ethica Clinica fait la part belle aux soins de santé mentale qui ont entamé depuis longtemps leur processus de désinstitutionnalisation.
 
Sur un plan global, Jean-Michel Longnaux, rédacteur en chef de la revue, plante le décor : "L'enjeu est clairement économique : il s'agit de réduire les effectifs, comment fermer des lits d'hôpitaux, des services voire des hôpitaux. Il s'agit de diminuer l'offre à l'heure où les patients 'au centre' constatent l'allongement des délais d'attente pour de simples examens." En parallèle, la centralisation autour de grosses structures "impose des modes de gouvernance managériale de plus en plus aliénants (...). Quand ils deviennent un projet politique, les réseaux sont-ils en définitive autre chose qu'un mode de gestion de la rareté et de la pénurie imposées par des choix eux-mêmes politiques ?"
 
Projets 107
 
S'appuyant sur son expérience des projets 107 de soins psychiatriques extra-muros à Namur, Didier De Riemaecker, psychologue clinicien, divise la mise des services médicaux en réseaux selon deux impulsions : les réseaux "naturels" que l'on met en place "en se focalisant sur les partenariats que notre coeur de métier nous invite à nouer" et les réseaux "réactionnels" que l'on noue "en réaction à un contexte critique" palliant ainsi une collaboration manquante. "Le contexte de crise est probablement le contexte le moins porteur pour entamer des collaborations", pointe fort justement De Riemaecker. A l'inverse, le réseau proactif naturel anticipe de manière stratégique les partenariats nécessaires à l'évitement de la crise. 
 
De Riemacker distingue également quatre formes de réseaux selon l'angle où l'on se positionne (la "focale") : le réseau autour de l'usager, du service, du secteur et de l'inter-secteur. Pour ne parler que du premier type, "les enjeux du réseau usager sont de tenter d'apporter une réponse à la situation précise d'un usager". Le réseau service s'emploiera à améliorer les collaborations avec d'autres services. Le réseau secteur est par exemple la plateforme de concertation en santé mentale. Et le quatrième dépasse les frontières de son propre secteur d'activité. Dans le réseau inter-secteur, la balle est ici dans le camp des autorités politiques chargées d'impulser la dynamique entre secteurs. 
 
Aucun est des quatre n'est plus ou moins important. Ils sont en réalité indissociables et interdépendants. 
 
Pour Jean-Michel Longneaux, deux conceptions s'opposent : le réseau "à la carte" dans lequel le patient avec l'aide du médecin invente son propre réseau en fonction de ses problèmes et le réseau "GPS" dans lequel le patient choisit seulement la destination mais dans lequel le chemin pour y parvenir est décidé par la machine. "Puisque le modèle GPS semble s'imposer, une question se pose : qui est à la manoeuvre ?" 
 
Le réseau hospitalier socialiste (public) ou le chrétien (privé) se partageant l'offre, "on assiste à des situations aberrantes dans lesquelles à quelques centaines de mètres d'un hôpital gigantesque public on trouve un hôpital de même taille privé défendant les intérêts purement idéologiques des deux courants." 
 
Longneaux appelle en outre à élargir le réseau comme c'est le cas pour la santé mentale des jeunes, à la justice, à l'école et au monde économique. 
 
Le plus optimiste, Thierry Wathelet, médecin généraliste chez Alto (réseau assuétudes en Brabant wallon), estime que le réseau qu'il compare à un filet de pêche, mobilise l'intelligence collective et des ressources diversifiées en assurant une cohérence entre initiatives éparses. "En facilitant le partage et la capitalisation de pratiques professionnelles, la première mission du réseau est d'apporter une réponse à un problème spécifique complexe" (sous-entendu : qu'on ne peut résoudre seul). Le réseau sera d'autant plus efficace qu'il est souple et que la confiance règnera en son sein entre les différents acteurs. Ceux-ci devront savoir, pouvoir et vouloir coopérer. Les conditions de réussiste d'un réseau : un financement suffisant, une approche résultat, le respect de règles communes et l'utilisation de technologies modernes de communication. 
 
A chacun sa propre interprétation
 
De son côté, Marc Tomas, qui enseigne à la Faculté de médecine de l'UNamur, souligne que chacun a sa propre interprétation du réseau de soins. "Pour les médecins généralistes, il faut entendre une collaboration entre plusieurs médecins au sein de la même entité géographique ou d'entités médicales différentes. L'objectif consiste à partager les responsabilités comme les services de garde de nuit et de week-end par exemple, de discuter ensemble les cas cliniques difficiles ou de mettre en commun les dernières découvertes scientifiques relevant de la médecine basée sur les preuves".
 
Pour autant, le Dr Tomas estime que les données de médecines parallèles doivent être intégrées à la mise en réseau pour l'efficacité de ce dernier. 
 
Craignant une logique hospitalo-centriste des réseaux, Marc Tomas remarque par exemple que le site du réseau santé wallon "ne mentionne nulle part la qualité des soins et la sécurité du patient comme objectif".
 
En fait, fait remarquer François Roucoux, médecin spécialisé en informatique médicale et maître de conférence à l'UCL, la démarche en réseaux "participe du mouvement global de rationalisation du monde entamé par notre civilisation technologique". Il vise à la fois "l'amélioration de la qualité des soins et la rationalisation voire l'économie des moyens mis en oeuvre". Il espère que les TIC (nouvelles technologies de l'information) pourront réconcilier ces deux courants. Mais pour ce faire, un chef d'orchestre est nécessaire dans chaque réseau.
 
Facebook médical
 
Soulignant l'existence depuis des années de réseaux sociaux spécialisés, sorte de Facebook médiaux tels Carenity, PatientsWho, MyVictories, Bepatient, Esperity, chacun ayant une thématique particulière ou plus large, qui permet aux patients et soignants de dialoguer autour d'un pathologie, il insiste sur le fait que ces réseau sociaux "n'offrent pas les fonctionnalités requises pour une orchestration précise et fiable des activités et processus de soins." Par ailleurs, les supposés coordinateurs de réseau utilisent peu les solutions de planification existantes telles les automated planning (communauté de planification), les case-based reasoning (communauté de raisonnement automatisé au cas par cas) ou la gestion de workflow. 
 
Ces processus sont en effet souvent figés ou sont confinés au dossier patient informatisé d'un seul hôpital. On les suspecte par ailleurs "d'être des outils de contrôle de la productivité des soignants". En outre, d'un point de vue médico-légal, "ils peuvent apporter la preuve indéniable d'erreurs". 
 
Celui qui conseille également le Grand Hôpital de Charleroi estime cependant que la plateforme eHealth et son alliance avec quatre réseaux régionaux en "hub-métahub" est une solution rationnelle à condition d'en augmenter la flexibilité et la convivialité pour les médecins et soignants. 
 
 
Le secret professionnel, dans l'intérêt du patient ou du réseau ?
 
Le secret professionnel occupe une place particulière dans le dossier très complet publié par Ethica Clinica. Ainsi, selon Edwige Barthélemi, juriste spécialisée en droits du patient, toute mise en réseau réclame à la fois le consentement éclairé du patient et le consentement libre et préalable du professionnel de soins. Fonctionnant à plusieurs, ces professionnels sont "condamnés" au secret professionnel partagé. Dès lors, toute information échangée entre professionnels implique l'accord préalable du patient. Celui-ci devrait idéalement être tenu au courant de tout ce qui se dira à son sujet et pouvoir dire non à tout ou partie des informations à échanger. 
 
La juriste craint l'avènement d'une dictature sanitaire dans laquelle la question de l'intimité du patient est posée. "Cette intimité deviendra-t-elle, dans la logique du soin en réseau, l'objet du regard de tous, par principe ?"
 
Pour Mme Barthélemi, le réseau pouvant accroître la déresponsabilisation de chacun des acteurs, il nécessite "un supplément d'exigence d'auto-éthique de la part de chacun des acteurs professionnels". 
 
Pour Laure Morelli, sociopolitologue, "dans un réseau de soins, l'intégration des aspects éthiques doit être concerté. Or alors qu'il n'est déjà par évident de parler d'éthique en réunion interne, l'inconfort est souvent renforcé lorsque cette question apparaît en groupe de travail".
 
Finalement, la solution pourrait être que le patient soit seul détenteur des données le concernant. Mais on ignore s'il pourrait résister aux pressions d'un organisme assureur public ou privé. Le secret professionnel, dans l'intérêt du patient ou du réseau ? La question reste entière...
 


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